XI
UNE SI LONGUE ATTENTE
Il leur fallut encore deux jours pour retrouver l’escadre et, durant tout ce temps, Bolitho se demanda souvent ce qui se serait passé si la Coquette n’avait pas paru à point nommé. La montre du Navarra était en miettes, il n’avait pas de sextant, le compas était douteux. Même si une nouvelle tempête lui avait été épargnée, Bolitho savait pertinemment qu’il lui eût été infiniment difficile d’estimer sa position, sans parler de rallier la zone de rendez-vous avec l’escadre.
Gillmore, le capitaine dégingandé de la Coquette, lui avait dit qu’il avait une veine de cocu, et tout laissait croire qu’il avait raison. En effet, s’il avait gardé le poste qui lui avait été assigné pour patrouiller dans le sillage de l’escadre, il n’aurait jamais retrouvé ce malheureux Navarra à moitié désemparé et presque réduit à l’état d’épave. Au lieu de cela, il avait aperçu une voile et changé de route pour y regarder de plus près, avant de la perdre lors de cette nuit de tempête. Il l’avait retrouvée le lendemain pour s’apercevoir qu’il s’agissait d’une corvette en provenance de Gibraltar et qu’en outre ladite corvette était à sa recherche. Elle était arrivée au Rocher, vingt-quatre heures après l’appareillage de l’escadre, avec une dépêche destinée à Broughton, dépêche qu’elle avait remise à Gillmore avant de rebrousser chemin précipitamment, inquiète à juste titre de se retrouver si vulnérable dans des eaux hostiles.
Gillmore ignorait tout du contenu de ce pli scellé ; il n’en revenait pas, de voir l’état du Navarra et de ce qui se trouvait sous son pavillon. Son étonnement s’accrut encore bien davantage lorsqu’il identifia l’être dégoûtant, vêtu de haillons, qui l’accueillit à bord et qui n’était autre que son propre capitaine de pavillon.
Avec toutes ces femmes qui traînaient un peu partout sur le pont, comment Bolitho eût-il été surpris de voir autant d’hommes de la Coquette se porter volontaires lorsqu’il fut question de lui envoyer des renforts pour effectuer quelques réparations ? Le second de la frégate lui-même, homme bien connu pour garder un œil jaloux sur ses réserves de gréement ou de cordage, leur fit parvenir un mât de fortune destiné à remplacer l’artimon.
Bolitho avait surpris à mainte reprise pendant les heures de travail des éclats de rire, de petits cris discrets en provenance de l’entrepont. Il en déduisit aisément que l’arrivée de marins de la Coquette n’était pas passée inaperçue.
Au matin du second jour, alors qu’il se tenait près de la lisse, il ressentit une certaine fierté en découvrant, illuminées par le soleil, les voiles si familières de l’escadre et la forme plus élancée de la corvette la Satis-Repos, qui s’élançait pour les reconnaître.
— Ils ont fière allure, monsieur, fit observer Meheux, qui paraissait lui aussi assez ému par l’événement. Je ne serai pas trop triste de quitter cette ruine flottante.
Puis, tandis que la Coquette envoyait de la toile pour se porter en avant de sa conserve, les vergues fourmillant de signaux, Bolitho découvrit son propre bâtiment, tout éclairé, dont les voiles fauves tremblaient doucement dans la brume. Il avançait lentement, tribord amures et, comme les autres vaisseaux de ligne, semblait posé, immobile, sur son reflet. Seule une légère moustache blanche permettait de deviner qu’il avait un peu d’erre.
— Il va sûrement envoyer un canot, fit Bolitho. Monsieur Meheux, vous prendrez le commandement jusqu’à ce que nous ayons décidé du sort du Navarra. Mais je doute fort que vous attendiez longtemps.
— Je suis bien heureux de vous l’entendre dire, répondit Meheux en souriant.
Il accompagnait ces mots de grands signes en direction d’un panneau ouvert d’où s’échappait le bruit sempiternel des pompes.
— Et que dois-je faire de nos hommes qui sont toujours en bas ? Dois-je les faire transférer sous escorte, monsieur ?
Bolitho hocha négativement la tête :
— Ils ont travaillé dur et je crois qu’ils réfléchiront dorénavant à deux fois avant de s’emparer d’un stock de brandy.
— L’amiral signale à l’escadre de mettre en panne ! cria Ashton.
Il semblait avoir repris des forces, mais fronçait les yeux comme s’il avait encore mal au crâne.
Bolitho entendit Allday qui grommelait :
— Mon Dieu, capitaine, v’là votre canot qui arrive ! Je tuerais ce patron : z’avez vu comment qu’il le mène !
— Faites monter Witrand, lui ordonna-t-il, nous allons l’emmener avec nous à bord de l’Euryale.
Ce qui suivit devait lui paraître ensuite totalement irréel et l’émut au-delà du possible. Tandis que le canot accostait, avirons soigneusement rangés, comme deux alignements d’os polis, et que Meheux le suivait à la coupée, il comprit soudain que la plupart des passagers du Navarra s’étaient rassemblés sur le bord pour assister à son départ. Certains d’entre eux lui adressaient de grands gestes, plusieurs femmes riaient et pleuraient à la fois.
Il crut un instant apercevoir la veuve de Pareja, sur la poupe, mais il n’en était pas vraiment sûr. Que pourrait-il bien faire pour lui venir en aide ?
Witrand, qui se tenait à côté de lui, hocha la tête :
— Ils sont désolés de vous perdre, capitaine. Les souffrances que nous avons subies en commun au cours des derniers jours nous ont unis, non ? – puis il ajouta seulement, avec un regard à l’Euryale : Tout cela, c’était hier. Demain est un nouveau jour.
Bolitho embarqua après Ashton et le Français dans son canot, où Allday morigénait à voix basse le marin tétanisé qui se tenait à la barre. Un peu plus tard, Bolitho leva les yeux pour contempler tous ces visages, les trous laissés par les boulets, les nombreuses cicatrices qui marquaient les endroits où leurs assaillants à la peau sombre avaient lancé leurs grappins avant d’envahir le bâtiment telle une horde hurlante. Comme disait Witrand, c’était hier.
Le retour à son bord ne fut pas moins poignant. Les marins grimpés dans les enfléchures ou alignés le long des vergues souriaient de toutes leurs dents et commencèrent à pousser des vivats. Lorsqu’il passa la coupée, assourdi par les fifres et les tambours de la clique, il trouva le temps de remarquer que les fusiliers de la garde, d’ordinaire raides comme des soldats de plomb, avaient une attitude nettement moins rigide.
Keverne s’avança en essayant de regarder le moins possible les vêtements en loques de Bolitho.
— Bienvenue, monsieur – il se mit à sourire. J’ai gagné mon pari contre le pilote.
Bolitho luttait pour ne pas laisser sa bouche trembler. Il aperçut Partridge qui se précipitait vers lui entre les deux rangées de fusiliers et lui cria :
— Alors, vous avez cru que je ne reviendrais jamais ?
— Non, monsieur, répondit vivement Keverne, il prétendait que vous seriez là hier.
D’un coup d’œil circulaire, Bolitho examina tous ces visages massés autour de lui. Ils avaient tant bourlingué ensemble ! Un jour, au cours de l’affaire de l’Aurige, il s’était imaginé sentir chez eux une certaine hostilité, une sorte de dépit pour ce qu’il avait fait ou plutôt essayé de faire. Mais qu’ils le connussent peut-être mieux qu’il ne se connaissait lui-même, voilà qui le troublait profondément.
— Je dois aller rendre compte à l’amiral, fit-il enfin.
Il avait beau scruter le visage dur de Keverne, son second avait l’air sincèrement heureux de le voir revenu à bord de son bâtiment. Il n’aurait pas pu le blâmer de laisser paraître d’autres sentiments, surtout après les déceptions successives qu’il avait subies.
— Sir Lucius m’a ordonné de vous dire qu’il lisait les dépêches apportées par la Coquette, lui dit Keverne – il grimaça un sourire. Et il a même laissé entendre que vous pourriez souhaiter consacrer une heure à… comment dire, à vous rafraîchir.
Ce disant, il laissait tomber son regard sur la vareuse déchirée de Bolitho.
— Il a assisté du balcon de poupe à votre retour.
On aidait Witrand à passer la coupée, et Bolitho intervint :
— Voici m’sieur Paul Witrand. Il est prisonnier, mais je désire qu’on le traite avec la plus grande humanité.
Keverne observa l’individu d’un regard soupçonneux avant de déclarer :
— J’y veillerai, monsieur.
Witrand s’inclina cérémonieusement.
— Merci, capitaine – il leva les yeux vers les immenses vergues et les voiles qui pendaient mollement. Prisonnier peut-être, mais ce bâtiment restera toujours pour moi comme un petit coin de France.
Le lieutenant fusilier Cox, jeune homme mielleux dont l’uniforme immaculé était si ajusté que Bolitho jugeait impossible de remuer dedans, s’avança et posa la main sur le bras de Witrand. Ils se dirigèrent ensemble vers l’échelle de descente.
— Venez à l’arrière, monsieur Keverne, vous me raconterez les nouvelles pendant que je me change.
Keverne le suivit derrière les marins et les fusiliers qui observaient le spectacle.
— Je croyais que vous étiez au courant de tout, commandant. Sir Hugo Draffen a rallié l’escadre, mais on ne m’a pas dit grand-chose, si ce n’est qu’il avait retrouvé son agent et rassemblé quelques renseignements sur les défenses de Djafou.
Il faisait frais dans la chambre lorsque l’on arrivait de la dunette et de la chaleur du jour qui montait. Il regarda avec surprise plusieurs meubles qu’il n’y avait encore jamais vus.
— Le capitaine de vaisseau Furneaux est venu à bord pendant votre absence, monsieur. Il avait été nommé capitaine de pavillon par intérim, mais il est rentré à bord du Valeureux lorsque nous avons vu les signaux de la Coquette.
Bolitho lui jeta un coup d’œil, mais Keverne ne se moquait pas. Furneaux avait évidemment espéré que sa nouvelle fonction, si convoitée, allait devenir permanente.
— Faites-lui rendre tout cela dès que possible.
Keverne s’appuya contre les fenêtres de poupe et resta là à observer Bolitho qui, déshabillé, aspergeait d’eau fraîche son corps fatigué. Trute, son garçon, ramassa la chemise souillée et, après avoir à peine hésité, la jeta par la fenêtre. L’apparence de Bolitho lorsqu’il était entré lui avait fait l’impression la plus vive, et il avait du mal à en arracher son regard.
Bolitho enfila une chemise propre et alla s’asseoir sur une chaise tandis que Trute essayait vaille que vaille de lui confectionner un court catogan.
— Comme cela, rien n’a changé depuis mon débarquement ?
Keverne haussa les épaules.
— Nous avons aperçu quelques voiles, monsieur. Mais la Sans-Repos n’a pas réussi à s’en approcher. Il est donc peu probable que nous ayons été vus – et il ajouta : J’ai causé avec le capitaine de la corvette, mais il n’a pas réussi à apercevoir l’agent de Sir Hugo. Il est arrivé à bord d’un bateau de pêche arabe, et Sir Hugo y est allé seul ; il a même insisté pour cela.
Bolitho commençait à s’impatienter, Trute n’en finissait pas de faire sa natte. Il se leva ; cette toilette et ce changement de vêtements avaient chassé sa fatigue. Ces visages et ces voix familiers autour de lui avaient fait le reste.
Toutefois, les informations rapportées par Keverne, ou plutôt le manque d’informations, étaient très préoccupantes. S’ils n’arrivaient pas à agir rapidement, ils allaient se trouver en fâcheuse posture. La nouvelle de leur présence était sûrement parvenue jusqu’en Espagne et en France. Une force puissante était peut-être déjà lancée à leur poursuite, en ce moment même.
Allday entra dans la chambre, le sabre de Bolitho à la main. Il jeta un regard sans aménité à Trute et annonça :
— J’ai huilé le fourreau, commandant – il tira la garde de quelques pouces, remit la lame en place. Il est comme neuf.
Bolitho sourit quand il lui passa son ceinturon autour de la taille. Le sourcil froncé, Allday ajusta un peu la boucle et Bolitho savait bien que, si Keverne n’avait pas été présent, il aurait grommelé que c’était la seconde fois qu’il devait se livrer à cette opération en un mois. Il y aurait ajouté quelques suggestions bien senties, l’invitant à se nourrir davantage. Comme la plupart des marins, Allday considérait comme essentiel de manger et boire autant que possible chaque fois que l’occasion s’en présentait.
La cloche piquait l’heure ; Bolitho se dirigea vers la porte.
— Je suis désolé de ne pas avoir pu contribuer à votre promotion, monsieur Keverne, mais je suis sûr qu’une occasion va se présenter sans tarder.
Keverne sourit tristement :
— Merci pour votre peine, monsieur.
Bolitho descendit vivement l’échelle qui menait au pont milieu. Cette réserve de Keverne, le besoin qu’il avait en permanence de cacher ses sentiments profonds ! Mais il pouvait faire un bon capitaine, surtout s’il parvenait à maîtriser son caractère.
Les fusiliers de faction se mirent au garde-à-vous et un caporal ouvrit devant lui la porte à double battant.
Longtemps avant d’avoir atteint la grand-chambre, il entendait déjà la voix de Broughton, et se mit en conséquence dans les conditions voulues.
— Allez au diable, Calvert ! C’est incroyable ! Vous feriez mieux d’aller voir l’un des aspirants et de lui demander comment cela s’écrit !
Lorsque Bolitho entra, Broughton se détachait en ombre chinoise devant les grandes fenêtres. Il jeta une feuille roulée en boule à son aide de camp assis à l’autre extrémité du bureau en criant comme un fou :
— Mon secrétaire serait capable d’en faire deux fois plus en deux fois moins de temps !
Bolitho regardait ailleurs, gêné pour Calvert de se trouver là et d’assister à cette séance d’humiliation. Calvert tremblait de nervosité et de colère, le secrétaire souriait béatement, visiblement ravi de ce qui se passait.
— Ah, vous voilà ! fit Broughton en apercevant Bolitho. Parfait, je n’en ai plus pour longtemps.
Il arracha la feuille posée sous les mains de Calvert, la mit sous la fenêtre pour parcourir à une vitesse incroyable ce qui y était écrit. Il avait des cernes sous les yeux et semblait être dans une colère noire.
— Mon Dieu, mais pourquoi donc êtes-vous né si bête ? demanda-t-il à Calvert en se tournant vers lui.
Calvert fit mine de se lever dans un raclement de pieds.
— Je n’ai jamais demandé à naître, amiral !
Il était sur le point de fondre en larmes.
Bolitho regardait l’amiral, persuadé qu’il allait exploser après cette sortie inattendue de l’enseigne. Il se contenta pourtant de répliquer :
— Et si vous l’aviez fait, on vous l’aurait refusé ! – il lui montra la porte : Allez travailler à ces ordres et débrouillez-vous pour les soumettre à ma signature d’ici une heure.
Se tournant vers son secrétaire :
— Quant à vous, cessez de ricaner comme une vieille femme et allez donc l’aider… – il continua jusqu’à ce qu’il eût atteint la porte – … sans quoi je vous ferai fouetter, histoire de faire bonne mesure, allez au diable !
La porte se referma, la chambre retomba dans un silence pesant.
Mais Broughton dit d’un ton las :
— Asseyez-vous – il s’approcha de la table, prit un verre : Un peu de bordeaux, j’imagine ?
Puis, se parlant sans doute à lui-même :
— Si je revois encore un de mes subordonnés larmoyer chez moi, je sens que je vais devenir fou !
Il s’approcha de la chaise de Bolitho et tendit le verre :
— A votre santé, commandant. Je suis assez étonné de vous revoir. D’après ce que m’a vaguement expliqué Gillmore, j’imagine que vous êtes soulagé de vous en être tiré.
Il s’approcha de la fenêtre et contempla un moment le Navarra :
— On me dit aussi que vous avez fait un prisonnier ?
— C’est exact, amiral, je pense qu’il s’agit d’un messager. Il n’avait pas de lettres sur lui, mais il semble qu’il devait passer à bord d’un autre bâtiment en mer. Le Navarra était loin hors de sa route normale et je crois qu’il avait l’intention de se faire débarquer en Afrique du Nord.
— Il pourrait nous raconter quelques petites choses, grommela Broughton ; ces fonctionnaires français connaissent parfaitement leur métier. Il est vrai que cela vaut mieux pour eux, quand on voit que leurs prédécesseurs se sont fait couper la tête sous la Terreur. Mais si on lui fait miroiter l’espoir d’un échange contre un prisonnier anglais, cela pourrait bien lui délier un peu la langue.
— Mon maître d’hôtel a un peu cuisiné son domestique, amiral. La dose de vin généreuse qu’il lui a servie a passablement aidé à l’affaire. Malheureusement, cet homme ne sait pas grand-chose de la mission ni de la destination de son maître ; il a simplement lâché qu’il était officier d’artillerie et je crois que nous devrions garder l’information pour nous jusqu’à ce que nous puissions en faire bon usage.
— De toute façon, répondit Broughton en le fixant froidement, ce sera trop tard – il reprit son verre, le visage renfrogné. Draffen a réussi à obtenir un plan détaillé de Djafou et de ses défenses, il faut qu’il ait des amis assez remarquables dans ce trou perdu. Mais la Coquette m’a apporté de mauvaises nouvelles, continua-t-il lentement. Il semblerait qu’il y ait un regain d’activité chez les Espagnols, en particulier à Algésiras. On craint que les deux galiotes ne puissent pas naviguer sans escorte. Et, avec la menace d’une nouvelle tentative franco-espagnole de briser notre blocus, il n’y a pas moyen de nous donner de frégates.
Il joignit les mains, serra ses doigts, avant de lâcher :
— On dirait qu’ils me blâment pour le passage de l’Aurige à l’ennemi, qu’ils aillent au diable !
Bolitho ne disait rien, certain que ce n’était pas tout. Les nouvelles étaient certes fort mauvaises, car, sans galiotes, on devait renoncer à ce type d’assaut. Mais il pouvait comprendre que l’on eût décidé de ne pas les laisser partir sans escorte. Ces bâtiments-là étaient médiocres par n’importe quelle mer et faisaient une proie facile pour une frégate en patrouille. L’Aurige aurait pu certes se voir confier cette tâche, et le commandant en chef s’abritait sans doute derrière l’incapacité de Broughton à l’avoir conservé pour ne pas prélever une seule frégate sur la flotte qui assurait le blocus de Cadix et du détroit de Gibraltar.
Autre possibilité, il n’y avait tout simplement aucun bâtiment immédiatement disponible ou que l’on pût rappeler rapidement. Étrangement, il n’avait jamais repensé à la mutinerie depuis qu’ils avaient quitté le Rocher, alors que cette pensée obnubilait visiblement Broughton. Et, en ce moment même, alors qu’il était tranquillement installé à boire du bordeaux, à regarder le soleil danser sur les meubles et sur le pont, les Français débarquaient peut-être en Angleterre, campaient autour de Falmouth. Tout était possible dès lors que la flotte était dans son trente-sixième dessous. Mais il chassa immédiatement ces pensées en se reprochant intérieurement de tomber dans les mêmes travers que Broughton.
— Nous devons agir vite, reprit l’amiral, sans quoi nous nous retrouverons en face d’une escadre française avant d’avoir compris ce qui nous arrive. Privés de base, sans aucun endroit où réparer, nous aurions encore du mal à rentrer à Gibraltar et je ne parle même pas de Djafou.
— Puis-je vous demander ce que suggère Sir Hugo ?
Broughton se tourna vers lui.
— Sa mission consiste à mettre en place pour notre compte une administration à Djafou, une fois que nous nous en serons emparés. Il connaît l’endroit pour y avoir déjà séjourné et il est en cheville avec les chefs locaux – la colère lui rosissait les pommettes. Tous des bandits, cette bande de brigands !
Bolitho hocha la tête. Ainsi, Draffen avait monté tout ce projet et devait ensuite assurer la direction des opérations pour le compte du gouvernement britannique, jusqu’au jour où la marine reviendrait en force en Méditerranée. Cela, c’était avant et après. Dans l’intervalle, ce qui allait se passer était de la responsabilité de Broughton et la décision qu’il allait devoir prendre risquait non seulement de remettre en cause tout ce montage, mais sa carrière elle-même.
— L’Espagne de ces dernières années a dû consacrer trop de ressources à maintenir ses colonies des Amériques pour dépenser de l’argent ou autre chose à défendre un endroit comme Djafou, amiral. Elle a dû faire face à des guerres locales aux Antilles et dans les environs, contre des pirates ou des corsaires autant que contre des Etats, en fonction de leurs changements d’alliance – et, se penchant : Supposez que les Français soient également intéressés par Djafou, amiral, l’Espagne pourrait changer de bord à l’avenir et se retourner contre eux. Avoir une base solide de plus en Afrique, voilà qui serait exactement dans leur style. Cela conférerait à Djafou une valeur supplémentaire.
Il observait Broughton qui sirotait son bordeaux, comme pour gagner du temps avant de devoir fournir une réponse. Ses yeux étaient cernés de petites rides qui traduisaient son inquiétude, comme cette façon qu’il avait de tapoter sur le bras de son fauteuil.
A bord et au sein de l’escadre, le grade de Broughton et l’autorité qui allait avec le mettaient en quelque sorte dans l’Olympe. Un lieutenant était déjà pour un matelot un être impossible à atteindre, comment donc espérer comprendre quelqu’un comme Broughton ? En cet instant, le voir hésiter et peser les suggestions qu’il venait de faire lui-même donnait à Bolitho la vision rare de ce que l’autorité signifie vraiment pour celui qui en porte le poids.
— Ce Witrand, reprit Broughton, croyez-vous qu’il soit un élément clé de l’affaire ?
— En partie, amiral.
Bolitho lui était reconnaissant de réagir avec autant de vivacité. Thelwall n’était plus qu’un vieillard malade quand il avait mis sa marque à bord de l’Euryale. Quant au supérieur précédent de Bolitho, un commodore indécis, assez dilettante, il avait failli lui coûter la vie et son bâtiment. Broughton, au moins, était jeune et assez vif pour comprendre qu’un mouvement limité de l’ennemi pouvait cacher quelque chose de beaucoup plus important dans le futur.
— Mon maître d’hôtel, ajouta-t-il, a découvert en faisant parler son domestique qu’il avait par le passé réalisé des travaux comme l’établissement de quartiers pour les troupes, la recherche de sites d’artillerie et ainsi de suite. Je pense que c’est un homme d’une certaine importance.
— Le jumeau de Sir Hugo dans l’autre camp, en quelque sorte ? fit Broughton en esquissant un sourire.
— Oui, amiral.
— Dans ce cas, le temps presse encore plus que je ne pensais.
— Nous avons entendu parler de bâtiments qui se rassembleraient à Carthagène, répondit Bolitho en acquiesçant. Ce n’est qu’à cent vingt milles de Djafou, amiral.
L’amiral se leva.
— Vous me conseillez d’attaquer sans attendre les galiotes ?
— Je ne vois pas d’autre choix, amiral.
— Il y a toujours un choix possible – Broughton le toisait. En l’occurrence, je pourrais décider de rentrer à Gibraltar. Dans cette hypothèse, il faudrait trouver une raison imparable. Mais si je décide de monter cette attaque, elle doit absolument réussir.
— Je sais, amiral.
Broughton s’approcha des fenêtres.
— Le Navarra accompagnera l’escadre ; l’abandonner reviendrait à signaler notre présence et notre force aussi clairement que si j’envoyais une invitation personnelle à Bonaparte. Le couler et répartir son équipage avec les passagers entre les bâtiments de l’escadre serait tout aussi stupide, à un moment où nous sommes sur le point de livrer bataille – il se retourna et regarda Bolitho d’un œil inquisiteur. Mais comment avez-vous donc fait pour repousser les chébecs ?
— J’ai recruté les passagers et l’équipage au service du roi, amiral.
Broughton avala ses lèvres.
— Furneaux n’aurait jamais fait une chose pareille, pardi. Il se serait courageusement battu, mais sa tête ornerait maintenant quelque mosquée, voilà qui est sûr. Pour l’instant, ajouta-t-il brusquement, je vais convoquer les capitaines en conférence d’ici à une heure. Faites les signaux appropriés. Nous mettrons ensuite à la voile et consacrerons le reste de la journée à faire un peu d’ordre dans l’escadre. Je ne m’inquiète pas du vent, s’il reste stable du noroît. Cela devrait suffire. Je compte sur vous pour analyser le plan de Draffen et vous familiariser avec tous les détails.
— Ainsi, vous venez de décider, amiral, fit Bolitho avec un sourire grave.
— Nous risquons de le regretter tous deux plus tard – Broughton, lui, ne souriait pas. Attaquer un port ou une place bien défendue est toujours une affaire hasardeuse. Donnez-moi un plan de bataille bien conçu, des bâtiments ennemis, et je vous décrirai le caractère de leur chef. Mais ceci ! – il haussa les épaules, plein de dédain. C’est comme envoyer un furet dans un terrier. On ne sait jamais comment le lapin va courir, ni dans quelle direction.
Bolitho ramassa sa coiffure.
— J’ai placé Witrand aux arrêts, amiral. C’est un homme habile, il n’hésiterait pas un instant à s’évader et à tirer parti de ce qu’il a appris s’il en avait l’occasion. Il m’a sauvé la vie à bord du Navarra, mais je n’en sous-estime pas ses talents pour autant.
L’amiral semblait ne pas l’entendre. Il jouait avec son gousset en regardant d’un air absent par la fenêtre. Pourtant, lorsque Bolitho s’apprêta à partir, il lui dit sèchement :
— Si je tombe au combat… – il hésita, Bolitho s’était immobilisé, attendant la suite – … et ce sont des choses qui arrivent, vous prendrez bien entendu le commandement jusqu’à nouvel ordre. Il existe certains documents…
Mais il parut soudain s’en vouloir à lui-même et ajouta :
— Vous continuerez de seconder Sir Hugo.
— Je suis sûr que vous êtes trop pessimiste, amiral.
— Non, simplement prévoyant. Je ne fais pas confiance au sentiment. Et le fait est que je ne fais pas totalement confiance à Sir Hugo – il leva la main. C’est tout ce que je puis vous dire, tout ce que j’accepte de vous dire.
— Mais, amiral, ses lettres de mission sont certainement irréprochables.
— Naturellement, repartit violemment Broughton. Son statut au regard du gouvernement est plus que clair. Non, ce sont ses motivations qui me troublent. Méfiez-vous donc et rappelez-vous envers qui vous avez le devoir d’être loyal.
— Je crois que je sais où est mon devoir, amiral.
L’amiral le fixa très froidement.
— Ne prenez pas ce ton offensant avec moi, capitaine. J’ai cru moi aussi que mon dernier vaisseau amiral était loyal, jusqu’à cette mutinerie. A l’avenir, je ne considérerai jamais plus rien comme certain. Lorsque l’on se trouve au pied du mur, le devoir devient secondaire pour les faibles. Dans ces moments, seule la loyauté compte.
Et il se détourna, l’heure des confidences était close.
La conférence se tint dans la chambre de jour de Bolitho. Tous les participants semblaient bien conscients de l’importance qu’elle revêtait. Pour Bolitho, il était évident que la nouvelle d’un assaut imminent contre Djafou, de l’absence des galiotes, était déjà connue de tous ceux qu’il avait en face de lui. C’était certes étrange, inexplicable, mais les choses se passaient toujours ainsi dans n’importe quel groupe de bâtiments. Les nouvelles se répandaient à la vitesse de l’éclair presque au moment où le commandant en chef avait décidé ce qu’il convenait de faire.
En essayant de se dépêtrer au milieu du monceau de notes et de plans annotés que Broughton lui avait fait porter, il s’était demandé si l’amiral n’était pas en train de le mettre à l’épreuve. Après tout, c’était la première fois qu’ils allaient combattre ensemble, en escadre. Le fait que Broughton lui eût plus que suggéré de convoquer cette réunion dans ses appartements à lui ajoutait encore à sa conviction qu’il le tenait désormais à l’œil, tout autant que ses autres subordonnés.
Depuis son retour, il n’avait croisé Draffen qu’une seule fois. Il s’était montré chaleureux, mais avait disparu sans rien dire de l’opération en cours de préparation. Peut-être, tout comme Broughton, avait-il envie de voir le capitaine de pavillon à l’œuvre par ses propres moyens, sans l’aide d’aucun de ses supérieurs.
Il était à présent assis près de Broughton à la table de la chambre et suivait alternativement des yeux un visage après l’autre. Bolitho souligna ce qu’ils devaient accepter, quelle que fût l’opposition qu’ils rencontreraient.
Le pont se balançait assez considérablement. Bolitho entendait au-dessus des bruits de pieds nus à l’arrière, le murmure sinistre de la toile et des espars. Ils faisaient route à faible allure, bâbord amures. Sur l’arrière, il apercevait le Valeureux, dont les huniers travaillaient bien, et devina que le vent de noroît fraîchissait déjà. Il lui fallait faire bref, les capitaines devant retourner à leur bord le plus tôt possible pour expliquer leur propre interprétation du plan à leurs officiers. Et les armements des canots allaient suffisamment peiner à revenir du vaisseau amiral sans les obliger à se battre en plus contre le vent.
— Comme vous le savez, messieurs, la baie de Djafou ressemble à une poche assez profonde. La côte est protégée par cette pointe – il tapota sur la carte avec ses pointes sèches. Elle forme comme un bec recourbé et offre une bonne protection aux bâtiments qui y mouillent.
Comme ils se penchaient tous pour voir la carte de plus près, il observa leurs visages : les expressions étaient aussi diverses que les caractères. Furneaux, pinçant le nez avec un peu de dédain, comme s’il connaissait déjà toutes les réponses ; Falcon, de la Tanaïs, dont les yeux cachés sous de lourdes paupières étaient pensifs, mais qui ne montrait pas grand-chose ; Rattray, avec sa tête de bouledogue, les traits plissés à force de se concentrer. D’eux tous, c’est lui qui semblait avoir le plus de peine à visualiser le plan de bataille sur le papier. Une fois jeté dans l’action, il se fierait à son incroyable entêtement pour foncer vers ce qu’il considérerait comme sa propre victoire, ou terminerait sous forme de cadavre.
Les deux capitaines les moins anciens, Gillmore et Poate, capitaine de la corvette Sans-Repos, se montraient moins réservés et Bolitho les avait vus prendre des notes depuis le début de la réunion. Ils étaient les seuls à ne pas être prisonniers de la ligne de bataille, ils pourraient patrouiller, foncer là où le moment et leur sens de l’initiative le leur dicteraient. Ils disposaient d’une indépendance totale, celle que Bolitho leur enviait tellement et qui lui manquait tant.
— Là, au centre, se trouve le château.
Il le voyait dans sa tête comme s’il l’avait construit lui-même à partir des souvenirs de Draffen et des derniers rapports.
— Il a été construit voici bien longtemps par les Maures ; il est cependant extrêmement solide et bien protégé par de l’artillerie. A l’origine, il s’élevait sur un îlot rocheux, mais il a été ensuite relié à la côte ouest de la baie par une chaussée.
Draffen lui avait indiqué brièvement que le travail avait été effectué par des esclaves. Il s’était alors demandé, et il se demandait toujours, combien d’entre eux avaient péri de souffrance et d’épuisement avant de voir l’ouvrage terminé.
— On dit qu’il y a une garnison espagnole d’environ deux cents hommes, ainsi que quelques éclaireurs indigènes. Cela ne fait pas une force considérable, mais elle doit être capable de soutenir un assaut de front.
Rattray s’éclaircit la gorge à grand bruit.
— Nous pourrions certainement entrer directement dans la baie. Nous risquerions quelques dommages causés par la batterie du fort mais, avec ce vent dominant de nord-noroît, nous serions dedans avant que les Espagnols aient pu faire autre chose que nous viser.
Bolitho le regarda, l’air impassible.
— Il n’y a qu’un unique chenal en eaux profondes et il passe tout près du fort, à moins d’une encablure en un certain point. Si un bâtiment se trouvait mis hors de combat par la batterie lors de la première attaque, les autres ne pourraient plus entrer. Et si c’était le dernier, plus personne ne ressortirait de là.
— Ça semble une drôle de façon de créer un port fortifié, si vous voulez mon avis, monsieur, fit Rattray en le regardant de travers.
Le capitaine de vaisseau Falcon lui sourit doucement :
— J’imagine qu’ils n’ont pas eu tellement l’occasion d’accueillir des vaisseaux de haut bord par le passé, Rattray.
Pour la première fois, Draffen prit la parole.
— C’est exact. Avant que les Espagnols s’emparent du port, il changeait constamment de mains entre les roitelets locaux. Il était utilisé par leurs petits bâtiments côtiers… – il se tourna vers Bolitho – … et par les chébecs.
— Il existe un autre accès au fort, continua Bolitho. Par voie de mer. Autrefois, il arrivait aux occupants du fort assiégé de recevoir des secours par mer. De petits bâtiments peuvent passer derrière le mur nord-est, mais, même dans ce cas, ils restent visibles des remparts extérieurs et intérieurs.
Il y eut un silence ; il sentait leur excitation du début tourner au pessimisme. La chose paraissait impossible. Avec les deux galiotes mouillées derrière la pointe, ils auraient pu bombarder tranquillement le fort. Le haut de l’ouvrage n’était pas en état de supporter pareil traitement ; les artilleurs espagnols seraient mis par cette pointe dans l’impossibilité de répliquer. Il était donc inutile de chercher pourquoi Draffen paraissait si abattu. Il avait monté tout un plan dans le moindre détail. Mais, à cause de ce retard des galiotes et indirectement à cause de la perte de l’Aurige, il voyait tous ses projets s’effondrer.
— La baie, poursuivit-il, fait environ trois milles de large sur deux de profondeur. La ville est de taille modeste et à peine défendue. En conséquence, nous allons devoir monter un débarquement simultané par l’est et par l’ouest. La moitié des fusiliers de l’escadre débarquera à cet endroit-ci, sous la pointe. Les autres progresseront vers l’intérieur après avoir débarqué à cet endroit-ci.
Les deux extrémités de ses pointes sèches grattaient la carte ; Falcon se mordait la lèvre, sans doute conscient des difficultés qu’allaient affronter les fusiliers aux deux endroits. Toute la zone côtière était sévère et inhospitalière, pour ne pas dire plus. Quelques plages escarpées dominées par de grosses collines dont quelques-unes s’étaient éboulées pour former des falaises et des gorges étroites, idéales pour monter une embuscade.
Il n’était donc guère surprenant que le fort eût réussi à survivre, et il n’était tombé aux mains des Espagnols que grâce à quelque alliance avec un chef de tribu de l’endroit. A la mort de ce dernier, ses fidèles s’étaient dispersés au-delà des montagnes que l’on apercevait très souvent de la mer.
Mais, une fois pris par les Français, avec leurs talents militaires et leurs ambitions territoriales, Djafou constituerait une menace considérable, un abri pour leurs vaisseaux qui pourraient y attendre les occasions de se jeter sur toute escadre britannique de passage.
Il ne pouvait pas faire mieux pour cacher son inquiétude aux autres. Pourquoi manquaient-ils toujours de quelque chose au moment même où ils en avaient le plus grand besoin ? Avec une vingtaine de bâtiments de ligne et quelques transports emportant des soldats endurcis ainsi que de l’artillerie montée, ils auraient pu réussir ce que les Français préparaient depuis des mois.
Witrand connaissait probablement la réponse. Voilà qui était tout aussi surprenant. Lorsque Bolitho avait mentionné son nom à Draffen, il avait à peine haussé les épaules avant de laisser tomber :
— Vous n’en tirerez rien. Sa présence ici est un indice, rien de plus.
Il jeta un œil par les fenêtres arrière. La mer était déjà parsemée de moutons, la flamme du Valeureux était raide dans le vent. Encore du souci.
— C’est tout pour l’instant, messieurs. Calvert vous remettra vos ordres écrits et nous, nous allons faire route sur Djafou sans plus tarder. Nous devrions être devant la baie demain matin.
Broughton se leva et se tourna vers eux.
— Vous avez entendu ce que je compte faire, messieurs. Vous connaissez mes méthodes. Je veux que les échanges de signaux soient réduits au minimum. L’escadre attaquera de l’est vers l’ouest pour tirer avantage du fait que l’ennemi aura le soleil en face. Un bombardement mené de la mer et un débarquement combinés devraient suffire – il se tut avant de reprendre : Dans le cas contraire, nous attaquerons sans discontinuer jusqu’à ce que nous ayons réussi. C’est tout.
Et il quitta la chambre sans un mot de plus.
Tandis que les autres capitaines prenaient congé et remontaient appeler leurs canots, Bolitho vit Draffen se pencher sur la carte, le visage soucieux.
Comme la porte se refermait derrière le dernier capitaine, Draffen finit par lâcher d’un ton las :
— Je prie le ciel que ce vent tombe, cela pourrait au moins empêcher Sir Lucius de déclencher cette attaque.
Bolitho le regarda, étonné :
— Moi qui croyais que vous étiez plus désireux que quiconque de voir tomber Djafou, monsieur ?
— Les choses ont changé, répondit-il en faisant une grimace. Nous avons besoin de trouver des alliés, Bolitho. Et, en temps de guerre, il ne faut pas être trop regardant sur le choix de ses amis.
La porte s’ouvrit : Keverne était là, attendant des ordres ou ayant de nouvelles requêtes à faire pour le bâtiment et pour l’escadre.
— Et vous pensez que l’on peut trouver de tels alliés ? demanda-t-il lentement.
— J’en suis certain, répondit Draffen en croisant les bras. J’ai encore une certaine influence dans le coin. Mais ils ne respectent qu’une seule chose, la force. Si cette escadre est vaincue sous les yeux de la garnison espagnole, cela ne fera rien pour améliorer notre prestige – il balaya la carte de la main. Ces gens vivent par le sabre, la force est le seul facteur d’unité entre eux, leur seul vrai dieu. Nous avons besoin de Djafou, mais temporairement, seulement pour renforcer notre cause en attendant notre vrai retour en Méditerranée avec des moyens puissants. Lorsque ce jour arrivera, on oubliera tout le reste et Djafou redeviendra un trou perdu comme avant, sauf pour ceux qui vivent ici. Djafou est leur passé et leur avenir, ils n’ont rien d’autre.
Il finit par sourire et se dirigea vers la porte.
— Je vous reverrai demain, j’ai du travail.
Bolitho se détourna. Il était étrange de constater à quel point ces deux hommes, Broughton et Draffen, voyaient Djafou de façon différente. Pour l’amiral, c’était un obstacle, une entrave à sa stratégie globale. Pour Draffen, il s’agissait de tout autre chose, d’une part de sa vie ou peut-être bien de lui-même.
— Tous les capitaines ont rejoint leur bord, commandant, annonça Keverne.
S’il était inquiet, il n’en montrait rien. Un jour, ce serait peut-être son tour de se faire autant de souci que Broughton. Pour l’instant, il n’avait qu’à se préoccuper d’accomplir son devoir, rien de plus. Et c’était sans doute mieux ainsi.
— Merci, monsieur Keverne. Je vais monter tout de suite, mais vous pouvez demander à Mr. Tothill d’envoyer les signaux, formation comme prévu – il se tut, il en avait assez de tous ces retards, de cette incertitude. Nous attaquerons demain si le vent se maintient.
Keverne sourit de toutes ses dents :
— La fin d’une longue attente, monsieur.
Bolitho le regarda disparaître avant de retourner près des fenêtres. Oui, la fin, se dit-il, et avec un peu de chance, un nouveau commencement.